A1.6 Concept 5 : Synchronie
Le concept de synchronie occupe une place fondamentale dans la pensée linguistique et littéraire du 20e siècle, notamment chez les formalistes russes, bien que ce terme soit plus étroitement associé à Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique moderne. Les formalistes russes, tout en s’inspirant des idées saussuriennes, ont réinterprété et réinvesti la notion de synchronie dans leur approche de la littérature, et plus particulièrement de l’analyse des œuvres littéraires comme systèmes clos et structurés. L’objectif de cette explication est d’explorer la manière dont les formalistes russes ont adopté, adapté et utilisé la notion de synchronie dans leurs travaux, en contraste notamment avec la diachronie, et en lien avec leurs préoccupations esthétiques, structurales et fonctionnelles.
Origine du concept
Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale (publié en 1916), distingue deux axes d’étude du langage : la diachronie, qui s’intéresse à l’évolution du langage dans le temps (les changements historiques des sons, des formes, des significations) ; la synchronie, qui considère le système linguistique à un moment donné, comme un ensemble fonctionnel d’éléments interdépendants.
Saussure propose d’analyser la langue comme un système de signes en état, sans se soucier, dans un premier temps, de son évolution. Cette vision synchronique privilégie l’analyse structurelle : chaque élément n’a de sens que par rapport aux autres dans le système.
Réception et réinterprétation chez les formalistes russes
Les formalistes russes, tels que Roman Jakobson, Viktor Chklovski, Boris Eikhenbaum ou Iouri Tynianov, ont été profondément influencés par cette approche structuraliste, mais l’ont transposée dans le domaine de la théorie littéraire. Pour eux, la littérature n’était pas simplement un miroir de la société ou un véhicule d’émotions, mais un système autonome, régi par des lois internes. L’œuvre littéraire devait donc être étudiée dans sa forme, dans sa structure, dans son fonctionnement interne à un moment donné, en d’autres termes : dans sa synchronie.
Ainsi, pour les formalistes, la synchronie n’est pas seulement un principe linguistique, mais un outil méthodologique qui permet d’analyser une œuvre littéraire comme un système de procédés organisés, où chaque élément prend sens par rapport aux autres dans une structure stable, même si elle est mouvante à l’échelle historique.
La synchronie comme principe méthodologique
Pour les formalistes russes, étudier une œuvre de manière synchronique signifie : analyser la structure interne du texte : l’agencement des motifs, des procédés, des figures de style, des genres, etc. ; mettre en évidence les relations internes entre les parties du texte, plutôt que les causes externes (biographiques, sociales, historiques) ; considérer le texte comme un système fonctionnel, où les éléments forment une totalité dynamique à un moment donné de son existence.
Par exemple, Roman Jakobson, dans ses travaux sur la poésie, insiste sur la fonction poétique du langage, qui se manifeste dans la disposition synchronique des sons, des rythmes, des répétitions, etc., dans un poème. Il cherche à comprendre comment la forme organise le sens, indépendamment de son contexte d’origine.
Opposition à l’approche diachronique historiciste
L’approche synchronique des formalistes russes les oppose à la critique littéraire traditionnelle de leur époque, très historiciste, marquée par une lecture diachronique : l’œuvre était analysée en fonction de son époque, de son auteur, de son évolution dans le temps. Pour les formalistes, cette démarche passe à côté de l’essentiel : la littérarité, c’est-à-dire ce qui fait qu’un texte est littéraire.
Ils reprochent à la critique diachronique de négliger la spécificité du texte en tant qu’objet artistique autonome. En mettant l’accent sur les ruptures formelles, les innovations techniques, les jeux de langage, ils cherchent à décrire les lois internes de la littérature, à un moment donné, plutôt que ses déterminismes externes.
Cela ne signifie pas qu’ils ignorent l’histoire : au contraire, certains formalistes comme Tynianov ou Jakobson reconnaissent l’importance des séries historiques de formes littéraires, mais ils les envisagent comme une succession de systèmes synchroniques. C’est-à-dire que chaque période littéraire est marquée par un équilibre particulier entre des formes, des procédés, des normes. L’histoire de la littérature devient alors une histoire des changements de systèmes synchroniques.
Synchronie et système littéraire
Chez Tynianov, le concept de synchronie prend une dimension systémique encore plus marquée. Dans son texte fondamental, « Le problème de l’évolution littéraire » (1927), il propose de considérer la littérature comme un système en interaction avec d’autres systèmes (sociaux, linguistiques, idéologiques), mais doté de lois propres. La synchronie permet alors d’analyser l’état de ce système à un moment donné : quelles sont les formes dominantes ? Quels procédés sont perçus comme innovants ? Quels genres sont en crise ? etc.
Cette vision systémique et synchronique permet aussi de comprendre les phénomènes de rupture, d’innovation, de renouvellement. Un écrivain novateur ne crée pas dans le vide : il modifie les relations entre les éléments du système existant. La synchronie permet alors de repérer ces tensions, ces déplacements, ces rééquilibrages.
Exemple : le procédé de défamiliarisation
Un exemple concret de l’application de l’approche synchronique est le concept de défamiliarisation (ostranenie), élaboré par Chklovski. Ce procédé consiste à rendre étrange le langage ou les objets familiers, afin de renouveler la perception du lecteur. Pour comprendre son efficacité, il faut l’analyser dans la structure du texte au moment où il est produit : comment ce procédé rompt-il avec les attentes normatives du lectorat ? Quelle place occupe-t-il dans le système des procédés littéraires du moment ?
Ainsi, l’étude synchronique permet de mettre en évidence le fonctionnement formel d’un procédé dans un système littéraire donné, et son pouvoir de transformation de la perception.
Limites et prolongements
Bien que puissamment féconde, l’approche synchronique des formalistes a aussi ses limites. En insistant parfois trop sur l’autonomie du texte et la clôture du système, elle peut négliger les dimensions sociales, politiques, idéologiques de la littérature. C’est pourquoi, à partir des années 1930, cette pensée a évolué vers des formes plus souples, intégrant davantage l’histoire (notamment chez les Bakhtiniens) ou la sociologie (chez les formalistes de l’école de Prague, comme Mukarovsky).
Mais la notion de synchronie reste centrale dans l’analyse moderne de la littérature et a préparé la voie à des approches structuralistes plus larges (comme celle de Barthes, Todorov ou Genette), pour qui l’œuvre littéraire est un objet sémiotique, analysable comme un système signifiant.
Conclusion
Le concept de synchronie, tel que repris et développé par les formalistes russes, marque un tournant majeur dans l’histoire de la critique littéraire. En proposant d’analyser les œuvres dans leur structure présente, comme des systèmes de formes et de fonctions interdépendantes, ils ont contribué à fonder une méthode rigoureuse, formelle, technique, et autonome d’analyse du fait littéraire. Loin de nier l’histoire, leur approche synchronique propose une manière originale de penser l’évolution littéraire comme une suite de configurations internes, chaque œuvre étant insérée dans un système esthétique temporairement stable, mais en transformation continue. Ce regard systémique et formel reste une ressource précieuse pour penser la littérature dans sa complexité, au croisement de la forme, de la fonction et de la perception.